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Sciences Po Urba

Regards croisés : faire de l’urbanisme à Mayotte

 

En janvier 2024, Amélie Calafat, urbaniste et sociologue à Une Fabrique de la ville et présidente de Sciences Po Urba, a interviewé deux anciennes étudiantes du cycle d'urbanisme qui vivent et travaillent aujourd'hui à Mayotte.



Sciences Po Urba : Tanya, Vanille, pourriez-vous, d’abord, vous présenter ainsi que votre parcours qui vous a amené à travailler et vivre à Mayotte ?


Vanille Guichard : Diplômée architecte en 2018, j’ai effectué mon master au Japon avec un travail de recherche sur le relogement temporaire des habitants après Fukushima. Par la suite, j’ai travaillé en agence d’architecture à Paris, avant d’intégrer le cycle d’urbanisme. Cette formation m’a permis d’aller plus loin en œuvrant pour les politiques de développement urbain au sein du pôle résorption des bidonvilles de la Dihal. J’ai ensuite choisi de me rapprocher des territoires, et donc du portage des projets, en partant à Mayotte. J’ai donc rejoins la Deal puis la ville de Koungou, où je travaille depuis 3 ans.


Tanya Sam Ming : J’ai une formation initiale en architecture, à l’école de Paris-La Villette. Après des expériences en maîtrise d’œuvre, j’ai rejoint le Cycle d’urbanisme en 2019, puis le département Territoires de l’Institut Paris Region, en tant que chargée d’études. Au sortir de la crise sanitaire, j’ai souhaité me rapprocher de la région Océan Indien, étant originaire de Madagascar. J’ai déménagé à Mayotte en 2022, où les opportunités et défis professionnels me semblaient inégalés pour une jeune architecte et urbaniste.


Sciences Po Urba : Où travaillez-vous et en quoi consistent vos missions respectives ?


Vanille Guichard : Je suis actuellement directrice du service aménagement et renouvellement urbain à la DGA Développement Urbain de la ville de Koungou. Mes missions consistent à piloter et appuyer l’équipe, suivre les projets urbains et participer à leur réalisation aux étapes clés.


Tanya Sam Ming : Je suis responsable de projets immobiliers au Rectorat de Mayotte, nous sommes en charge de la maîtrise d’ouvrage des équipements scolaires du second degré (collèges et lycées). Je pilote les projets de leur émergence à leur livraison. 


Lycée professionnel de Kawéni. Tanya Sam Ming

Lycée Younoussa Bamana. Tanya Sam Ming


Sciences Po Urba : Mayotte est à la fois un Département et une Région française, qui se situe dans l’océan Indien au large de Madagascar. Dans quelle mesure le statut particulier de Mayotte influence la manière d’y faire de l’urbanisme ?


Vanille Guichard : Mayotte est département depuis 2011 et donc le plus jeune à plusieurs titres. C’est un territoire en transition sous tout ce qui constitue le développement urbain : entre coutumes foncières et procédures françaises, entre des villages entièrement et souvent sans assainissement, avec un cadre spécifique outremer dédié à la politique de lutte contre l’habitat indigne, mais des moyens réduits voire manquant pour l’appliquer, malgré la croissance exponentielle des bidonvilles. Le cadre réglementaire existe mais se confronte parfois à une réalité où les moyens pour répondre aux problèmes sont à inventer. C’est ce qui anime la conduite de projet à Koungou où l’objectif est d’agir pour proposer des solutions plutôt que d’attendre qu’un cadre parfait existe.



Talus de Majicavo : 1ère opération de résorption de bidonville complète, de la démolition au relogement sur site. 1 an plus tard, l’Etat donne un cadre juridique et financier à cette première expérimentation de logement accessible à tous ménage régulier : le LLTSA. Vanille Guichard


Tanya Sam Ming : De nombreuses institutions sont en cours de structuration, ce qui induit un accompagnement important de la part de l’Etat, comme la compétence de maîtrise d’ouvrage des équipements scolaires du second degré. A terme, elle doit être transférée au Conseil départemental, mais en attendant, le Rectorat de Mayotte a la particularité d’être à la fois maître d’ouvrage, usager et mainteneur de son patrimoine bâti. Il s’agit de la seule académie de France à porter ces multiples casquettes. Plusieurs projets dépassent ce cadre, pour inclure un travail à l’échelle urbaine, afin de pallier au manque d’infrastructures : aménagement de voirie et de réseaux, création d’espaces publics, ouverture d’une partie des locaux à la ville et aux associations en dehors des temps scolaires... 


Extension du Rectorat de Mayotte (Credit : Tand'M Architectes)

Extension du Rectorat de Mayotte. Tand'M Architectes


Sciences Po Urba : L’île fait face à des crises multiples : du logement, économique et sociale, avec des tensions notamment du fait des migrations depuis les îles des Comores, accès à l’eau… Pourriez-vous nous donner votre éclairage sur le contexte à Mayotte ?


Vanille Guichard : Ce petit territoire exceptionnel fait face à de multiples problèmes qui amènent à une saturation car les moyens sont faibles. Mais les crises traversées sont aussi des opportunités pour réinventer nos façons de faire et proposer des alternatives. La crise de l’eau est peut-être l’opportunité d’appuyer les villes dans l’aménagement de leur territoire avec une gestion raisonnée de l’eau, de la réutilisation des eaux grises dans les projets par exemple. Ces crises sont aussi l’occasion pour Mayotte, par les actions menées, d’être un modèle de développement urbain durable. Car les problèmes rencontrés existent ailleurs, en métropole aussi, et ne vont sans doute pas s’améliorer avec le changement climatique.


Bidonville de Carobolé, Koungou, 2021. Vanille Guichard

Bidonville de Carobolé avant démolition,  Koungou, 2021. Vanille Guichard



Après la démolition : aménagements agricoles le temps des études, avant les travaux d’aménagement. Vanille Guichard

Signature des conventions de relogement avec les habitants du site. Vanille Guichard


Tanya Sam Ming : Pour compléter, il me semble essentiel de renforcer les moyens mis en œuvre face à ces crises, et j’appuierai sur les moyens humains. Les événements récents ont exacerbé la dépendance de Mayotte à l’extérieur, le turnover est encore plus important et c’est dommageable pour la continuité des projets. Le soutien aux formations locales, dans tous les secteurs et à tous les niveaux d’étude, permettra à moyen terme de faire émerger une expertise endogène, ancrée dans les réalités de l’île.


Sciences Po Urba : Quelles sont les problématiques auxquelles vous répondez et comment intervenez-vous ? 


Vanille Guichard : Dotée du port et de nombreuses carrières, la ville de Koungou est la deuxième ville de Mayotte. C’est une ville qui connaît de fortes tensions, une croissance majeure et qui cumule le plus de difficultés. Elle a donc des difficultés complexes mais aussi de grandes ressources. Les bidonvilles croisent toutes ces problématiques par le désordre foncier, les marchands de sommeil, l’insalubrité, l’insécurité, etc. Il est donc urgent d’intervenir. Pour cela, nous avons commencé à monter de petits projets de démolition-reconstruction avec relogement sur site pour montrer qu’il est possible d’agir, avec le projet du talus 1 de Majicavo. Cela a donné lieu par la suite à la prise d’un décret qui a donné un cadre à ce type de logement très social et accompagné. Il a ensuite fallu changer d’échelle pour faire du projet urbain et répondre à la hauteur du phénomène. La démolition du plus vieux bidonville de Koungou, Carobole, a été une étape difficile mais nécessaire et a permis d’aboutir à la signature de la 1ère concession d’aménagement de l’île. Face au manque de relogement temporaire lorsque l’Etat démolit, la ville a testé la mise en place de parc de 10 relogements en 3 mois. Le développement de ces projets à fort impact est rendu possible par le portage politique du maire engagé pour le développement de sa ville. La méthodologie est donc de partir du terrain pour tester des réponses et construire petit à petit un projet d’ensemble et un cadre adapté au territoire.



Pour permettre un relogement temporaire des ménages le temps de construction des logements définitifs à proximité de leur habitat initial, la ville a expérimenté la construction de 10 relogements temporaires en 3 mois. Parc de relogement Hamachaka, Majicavo, 2023. Vanille Guichard


Tanya Sam Ming : Notre défi principal réside dans la croissance démographique du territoire, car le solde naturel est trois fois supérieur à celui de l’hexagone. Pour être en capacité d’accueillir tous les élèves, nous avons usage de dire qu’il faudrait ouvrir un collège par an. C’est pourquoi le service des constructions scolaires a structuré une programmation pluriannuelle de ses investissements, dont le montant total est estimé à un milliard d’euros. Cette programmation très ambitieuse comprend, en plus de la construction de nouveaux établissements, des volets sur la restauration scolaire, les équipements sportifs et les internats. La nécessité de bâtir à un rythme soutenu est couplée aux exigences de qualité architecturale et urbaine du Rectorat de Mayotte. L’équipement scolaire est souvent préfigurateur d’un quartier en devenir, comme dans le futur écoquartier de Tsararano-Dembéni porté par l’Epfam, où le collège sera à l’articulation entre ville existante et à construire. Autant que possible, nous soutenons le développement des filières locales (bambou, brique de terre compressée) et le recours aux matériaux biosourcés. Le futur Lycée des métiers du bâtiment à Longoni, actuellement en chantier, sera par exemple le plus grand lycée de France en structure bois.



Lycée des métiers du bâtiments à Longoni. (Credit : Encore Heureux & Co-Architectes)

Lycée des métiers du bâtiments à Longoni. Encore Heureux & Co-Architectes


Sciences Po Urba : Pourriez-vous chacune nous présenter un projet / une action / une mission, qui vous tient à cœur pour illustrer comment faire de l’urbanisme à Mayotte ?


Vanille Guichard : Le projet de Carobolé est démonstrateur à plusieurs titres. 200 familles vivaient dans ce bidonville réputé pour être le plus ancien de Koungou, avec plus de 50% de ménages français. Après 20 ans d’études sans concrétisation, la forte volonté politique du Maire de passer à l’action et développer sa ville a permis un portage conjoint de la ville et des services de l’Etat pour accompagner les ménages, leur proposer des relogements, démolir et lancer la 1ère concession d’aménagement de l’île. Cette opération est aussi la première à mettre en place l’indemnisation Letchimy pour la reconnaissance des habitants de longue durée et les accompagner dans le relogement sur site une fois aménagé.


Dans cette même dynamique, le projet de renouvellement urbain de Majicavo Koropa a permis à l’ANRU de se réinventer en mobilisant ses moyens sur la démolition-reconstruction d’un bidonville situé entre Koungou et Mamoudzou. Cette opération est symbolique et levier d’une action foncière majeure puisqu’elle s’appuie sur une DUP Vivien, 1ère de Mayotte. Par sa mise en œuvre, elle ouvre la voie à une mobilisation et responsabilisation des propriétaires privés dans la résorption de l’habitat insalubre et le développement urbain de Mayotte.


Faute de solutions toutes faites et grâce à une équipe pluridisciplinaire et très engagée, la ville a testé des alternatives pour initier le changement et permettre au territoire de se renouveler en partant toujours de l’observation du terrain. Ce mode opératoire, permis par un portage politique fort et une mobilisation collective, me semble être la voie la plus riche pour réaliser les projets de développement urbain et montrer qu’il est possible de faire, de réinventer et améliorer le cadre à partir du terrain.


Tanya Sam Ming : Habitant à Mamoudzou, chef-lieu du département, je constate chaque jour les difficultés à s’y déplacer car l’activité économique y est concentrée. Les mobilités douces et le transport collectif sont très peu développés à Mayotte, ce qui nous rend dépendants de l’automobile et du deux-roues motorisé, un comble pour une si petite île ! Le projet Caribus, porté par la communauté d’agglomération de Dembéni-Mamoudzou, sera le premier réseau de transport collectif de l’île. La première ligne du Caribus, prévue pour 2025, traversera Mamoudzou du nord au sud et circulera pour partie en site propre. Des pôles d’échange avec parking-relais sont prévus pour diminuer le nombre de voitures circulant dans le centre-ville. C’est un premier pas vers une mobilité moins carbonée à Mayotte.



Mamoudzou. Tanya Sam Ming

Transport insulaire. Tanya Sam Ming


Sciences Po Urba : Souhaitez-vous partager avec nous une réflexion, une pensée ?


Vanille Guichard : Participer à la réalisation concrète de projets urbains à Mayotte nous a permis de comprendre avec l’équipe les subtilités de chaque quartier, que rien n’est simple et que tout principe ou idée théorique se confronte vite à cette réalité. Mais ce constat ne doit pas être un frein à l’action, au contraire. La présence régulière sur le terrain et les retours des habitants, propriétaires etc. nous ont poussé à adopter un mode opératoire basé sur l’action et le retour d’expérience pour adapter le cadre aux besoins du territoire.


Aussi, j’ai la chance de faire partie d’une équipe aux profils très variés. Avec le fort portage politique du maire, elle est le moteur principal des projets. Mon collaborateur, qui habite Majicavo Koropa, me répète souvent cette phrase qui peut paraître naïve mais qui est assez juste : « tout seul on va vite, ensemble on va loin » .


Tanya Sam Ming : L’image de Mayotte dépeinte dans les médias ne lui rend pas justice, et pour les métiers de l’urbanisme et de l’aménagement, c’est un territoire unique et riche en enseignements dont je recommande, si ce n’est l’expérience professionnelle, au moins la découverte.



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